Saturday, 12 February 2022

Le cœur de la compréhension - 6. Roses et déchets

Roses et déchets

« Ni souillé ni immaculé. »

Souillé ou immaculé. Sale ou pur. Ce sont des concepts que nous formons dans notre esprit. Une belle rose que nous venons de couper et de placer dans notre vase est immaculée. Ça sent si bon, si pur, si frais. Ça soutient l’idée d’immaculé. Le contraire est une poubelle. Ça sent mauvais et c’est rempli de choses pourries.

Mais ceci n’est vrai que si vous regardez à la surface. Si vous regardez plus profondément vous verrez que dans seulement cinq ou six jours, la rose va devenir une partie de la poubelle. Vous n’avez pas besoin d’attendre cinq jours pour le voir. Si vous regardez simplement la rose, et vous regardez profondément, vous pouvez le voir maintenant. Et si vous regardez dans la poubelle, vous verrez que dans quelques mois son contenu pourra être transformé en beaux légumes et même en une rose. Si vous êtes un bon jardinier bio et vous avez les yeux d’un bodhisattva, en regardant une rose vous pouvez voir la poubelle et, en regardant la poubelle, vous pouvez voir une rose. Les roses et les ordures inter-sont. Sans rose, nous ne pouvons pas avoir de déchets ; et sans déchets, nous ne pouvons pas avoir de rose. Ils ont très besoin l’un de l’autre. La rose et les ordures sont égales. La poubelle est tout aussi précieuse que la rose. Si nous regardons profondément les concepts de souillure et d’immaculé, nous revenons à la notion d’inter-être.

Dans le Majjhima Nikaya, il y a un passage très court sur la façon dont le monde est apparu. Il est très simple, très facile à comprendre mais néanmoins très profond : « Ceci est, parce que cela est. Ceci n’est pas, parce que cela n’est pas. Ceci est comme ceci, parce que cela est comme cela » C’est l’enseignement bouddhiste de la Genèse.

Dans la ville de Manille, il y a beaucoup de jeunes prostituées dont certaines n’ont que quatorze ou quinze ans. Ce sont de jeunes filles très malheureuses. Elles ne voulaient pas être des prostituées. Leurs familles sont pauvres et ces jeunes filles sont allées à la ville pour chercher une forme de travail, comme vendeuse de rue, pour gagner de l’argent et l’envoyer à leurs familles. Bien sûr, cela n’arrive pas qu’à Manille mais aussi à Hô-Chi-Minh au Vietnam, à New York et également à Paris. Il est vrai qu’en ville, vous pouvez gagner de l’argent plus facilement qu’à la campagne, donc nous pouvons imaginer comment une jeune fille peut avoir été tentée d’y aller pour aider sa famille. Mais après seulement quelques semaines en ville, elle a été persuadée par une personne maline de travailler pour elle et de gagner peut-être cent fois plus d’argent.

Parce qu’elle était si jeune et ne savait pas grand-chose de la vie, elle a accepté et est devenue une prostituée. Depuis cette époque, elle a le sentiment d’être impure, souillée, et cela lui cause une grande souffrance. Quand elle regarde d’autres jeunes filles, bien habillées, appartenant à de bonnes familles, un sentiment de misère monte en elle, et ce sentiment de souillure est devenu son enfer.

Mais si elle avait l’occasion de rencontrer Avalokita, il lui dirait de regarder profondément en elle-même et à la situation dans son ensemble et de voir qu’elle est comme ceci parce que d’autres personnes sont comme cela. « Ceci est comme ceci, parce que cela est comme cela. » Alors comment une soit disant bonne fille, appartenant à une bonne famille, peut elle être fière ? Parce que son mode de vie est comme ceci, l’autre fille doit être comme cela. Personne parmi nous n’a les mains propres. Aucun de nous ne peut prétendre que ce n’est pas notre responsabilité. La fille de Manille est comme ça à cause de la façon dont nous sommes. En regardant dans la vie de cette jeune prostituée, nous voyons des non-prostitués. Et en regardant à des personnes non-prostituées, et à la façon dont nous vivons nos vies, nous voyons la prostituée. Ceci aide à créer cela et cela aide à créer ceci.

Regardons à la richesse et la pauvreté. La société d’abondance et la société privée de tout inter-sont. La richesse d’une société est faite de la pauvreté de l’autre. « Ceci est comme ceci parce que cela est comme cela. » La richesse est faite d’éléments de non-richesse, et la pauvreté est faite d’éléments de non-pauvreté. C’est exactement la même chose qu’avec la feuille de papier. Nous devons donc être prudents. Nous ne devons pas nous emprisonner dans des concepts. La vérité est que tout est tout le reste. Nous ne pouvons qu’inter-être, nous ne pouvons pas uniquement être. Et nous sommes responsables de tout ce qui se passe autour de nous. Avalokitésvara dirait à la jeune prostituée : « Mon enfant, regarde-toi et tu verras tout. Parce que les autres sont comme cela, tu es comme ceci. Tu n’es pas la seule responsable, alors s’il te plaît ne souffre pas. » Ce n’est qu’en voyant avec les yeux de l’inter-être que cette jeune fille peut être libérée de sa souffrance. Que pouvez-vous lui offrir d’autre pour l’aider à être libre ?

Nous sommes emprisonnés par nos idées du bien et du mal. Nous ne voulons être que bons, et nous voulons éliminer tous les maux. Mais c’est parce que nous oublions que le bon est fait d’éléments non-bons. Supposons que je tienne une belle branche. Lorsque nous la regardons avec un esprit non-discriminant, nous voyons cette branche merveilleuse. Mais dès que nous distinguons qu’un extrême est la gauche et l’autre extrême est la droite, les ennuis commencent. Nous pourrions dire que nous voulons seulement la gauche mais pas la droite (comme on entend dire très souvent) et tout suite il y a des problèmes. Si le droitiste n’est pas là, comment pouvez-vous être un gauchiste ? Admettons que je ne veux pas le coté droit de cette branche, je veux seulement le gauche. Alors, je coupe la moitié de cette réalité et je la jette. Mais que dès que je jette la moitié non souhaitée au loin, le morceau qui reste devient la droite (la nouvelle droite). Parce que dès que la gauche est là, la droite doit être là aussi. Je peux devenir frustré et recommencer. Je coupe ce qui reste de ma branche en deux, et pourtant, j’ai encore un bout droit.

La même chose peut être appliquée au bien et au mal. Vous ne pouvez pas être bon seul. Vous ne pouvez pas espérer supprimer le mal, parce que grâce au mal, le bien existe et vice-versa. Lorsque vous mettez en scène une pièce de théâtre avec un héros, vous devez fournir un antagoniste pour faire du héros un héros. Ainsi, Bouddha a besoin de Mara pour prendre le rôle du mal et ainsi Bouddha peut être un Bouddha. Bouddha est aussi vide que la feuille de papier ; Bouddha est fait d’éléments non-Bouddha. S’il n’y avait pas de non-Bouddhas comme nous, comment un Bouddha pourrait-il être ? Si le droitiste n’est pas là, comment peut-on appeler quelqu’un gauchiste ?

Dans ma tradition, chaque fois que je joins mes paumes pour faire une profonde révérence au Bouddha, je chante ce court verset :

Celui qui s’incline et rend hommage,
Et celui qui reçoit l’hommage et le respect,
Nous sommes tous les deux vides.
C’est pourquoi la communion est parfaite.

Ce n’est pas arrogant de le dire. Si je ne suis pas vide comment puis-je me prosterner au Bouddha ? Et si le Bouddha n’est pas vide, comment peut-il recevoir mon hommage ? Le Bouddha et moi inter-sommes. Bouddha est fait d’éléments non-Bouddha, comme moi. Et je suis fait d’éléments non-moi, comme le Bouddha. Ainsi, le sujet et l’objet de révérence sont tous deux vides. Sans un objet, comment peut un sujet être ?

En occident, vous avez lutté pendant de nombreuses années avec le problème du mal. Comment est-il possible que le mal soit là ? Ça semble difficile à comprendre pour l’esprit occidental. Mais à la lumière de la non-dualité, il n’y a pas de problème : dès que l’idée du bon est là, l’idée du mal l’est aussi. Bouddha a besoin de Mara pour se révéler, et vice-versa. Lorsque vous percevez la réalité de cette façon, vous ne ferez pas une discrimination envers les ordures pour l’amour d’une rose. Vous les chérirez tous les deux. Vous avez besoin à la fois de la droite et de la gauche pour avoir une branche. Ne prenez pas parti. Si vous prenez parti, vous essayez d’éliminer la moitié de la réalité, ce qui est impossible. Pendant de nombreuses années, les États-Unis ont essayé de décrire l’Union Soviétique comme le côté obscur. Certains américains ont même l’illusion de pouvoir survivre seuls, sans l’autre moitié. Mais c’est la même chose que de croire que le côté droit peut exister sans le côté gauche.

Et ce même sentiment existe dans l’Union Soviétique. Les américains impérialistes, disent-ils, sont du côté du mal et doivent être éliminés pour rendre possible le bonheur dans le monde. Mais c’est la façon dualiste de regarder les choses. Si nous regardons l’Amérique très profondément, nous verrons l’Union Soviétique. Et si nous regardons profondément l’Union Soviétique, nous verrons l’Amérique. Si nous regardons profondément la rose, nous voyons les ordures ; si nous regardons profondément les ordures, nous verrons la rose. Dans cette situation internationale, chaque côté prétend être la rose et appelle l’autre côté les ordures.

Donc l’idée est claire que « Ceci est parce que cela est ». Vous devez travailler pour la survie de l’autre côté si vous voulez survivre vous-même. C’est vraiment très simple. La survie signifie la survie de l’humanité dans son ensemble, pas seulement d’une partie d’entre elle. Et nous savons maintenant que cela doit être réalisé non seulement entre les États-Unis et l’Union Soviétique mais aussi entre le Nord et le Sud. Si le Sud ne peut pas survivre, le Nord va à s’effondrer. Si les pays du Tiers Monde ne peuvent pas payer leurs dettes, vous souffrirez ici dans le Nord. Si vous ne prenez pas soin du Tiers Monde, votre bien-être ne va pas durer et vous ne pourrez pas continuer bien longtemps à vivre comme vous le faites. Cela nous saute aux yeux déjà.

Alors n’espérez que vous pourrez éliminer le côté du mal. Il est facile de penser que nous sommes du côté du bien et que l’autre côté est mauvais. Mais la richesse est faite de pauvreté, et la pauvreté est faite de richesse. C’est une vision très claire de la réalité. Nous n’avons besoin de chercher très loin pour voir ce que nous devons faire. Les citoyens de Union Soviétique et les citoyens des États-Unis sont juste des êtres humains. Nous ne pouvons pas étudier et comprendre un être humain uniquement par des statistiques. Vous ne pouvez pas laisser le travail aux gouvernements ou aux politologues tout seuls. Vous devez le faire vous-même. Si vous arrivez à comprendre les craintes les espoirs du citoyen soviétique, alors vous pouvez comprendre vos propres peurs et espoirs. Seulement pénétrer dans la réalité peut nous sauver. La peur ne peut pas nous sauver.

Nous ne sommes pas séparés. Nous sommes inextricablement liés. La rose est la poubelle et la non-prostituée est la prostituée. L’homme riche est la femme très pauvre et le bouddhiste est le non-bouddhiste. Le non-bouddhiste ne peut s’empêcher d’être bouddhiste car nous inter-sommes. L’émancipation de la jeune prostituée arrivera dès qu’elle verra la nature de l’inter-être. Elle saura qu’elle porte le fruit du monde entier. Et si nous regardons en nous-mêmes et la voyons, nous supporterons sa douleur et la douleur du monde entier.

Méditation

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